Pig Boy : un seul-en-scène engagé sur le monde paysan
Entretien avec le Collectif de Passage
Lina Benetton dans “Pig Boy” © Jason Kamach
Elles sont trois. Trois amies, trois jeunes artistes qui se sont rencontrées sur les planches de l’école de théâtre, et qui font entendre, ensemble, la voix du monde agricole, trop souvent reléguée à la marge sur les plateaux de théâtre.
Je les ai retrouvées dans un café parisien, à l’occasion de leurs représentations à venir au Local des Autrices, pour parler de leur adaptation de Pig Boy 1986-2358 de Gwendoline Soublin. La comédienne Lina Benetton et les co-metteuses en scène Louise Lefranc et Aimée Lipot forment le Collectif de Passage.
Porté par une scénographie minimaliste et une énergie débordante, leur spectacle suit le parcours d’un éleveur porcin et mêle ancrage rural, engagement politique et désir d’un théâtre accessible, brut et poétique. Elles m’ont parlées d’amitié, de crise agricole, de scènes en extérieur et de solitude sur le plateau.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de monter Pig Boy ?
Lina : C’est moi qui ai initié le projet. Avec les filles, on est allé aux rencontres de Jacques Copeau, des conférences pour les élèves en école de théâtre. Au cours de l'une de ces conférences, Pig Boy 1986-2358 de Gwendoline Soublin a été évoqué. Et ça m’a vraiment parlé. J’ai acheté le livre, je l’ai lu, et il est resté dans un coin de ma tête. Quand il a fallu choisir un projet pour le diplôme, ça a été une évidence pour moi. J’avais vraiment ce besoin de parler du milieu agricole. Je viens de Haute-Savoie, j'ai grandi au sein de ce milieu, même si mes parents ne sont pas agriculteur.ice.s. Et quand je suis arrivée à Paris, je me suis rendue compte que cet univers-là était quasiment invisible, et encore plus dans le théâtre. J’avais envie de lui donner de la place, de porter cette parole. C’est là que j’ai demandé à Louise de me mettre en scène.
Louise : Ce texte m’a aussi parlé, parce que je viens d’un milieu paysan, du côté de mon père. Il était directeur de ferme quand j’étais petite, donc cet univers-là, je le connais bien aussi. C’était assez naturel de se dire que ça résonnait pour nous.
Lina : Et puis on avait déjà bossé ensemble, on savait que ça fonctionnait. Je n’ai pas demandé à des gens qui ne connaissaient rien à ce monde-là de venir sur ce projet, parce que pour moi c’était essentiel que ça nous touche. Sinon, à quoi bon en parler ? Et puis la langue du texte, on a adoré. Dès les premières pages, on est tombé amoureuses de cette écriture.
Le texte est en trois parties. Pourquoi n’avoir monté que la première ?
Lina : Pour le diplôme, on a bossé uniquement sur la première partie, en y faisant des coupes. Aujourd’hui encore, le spectacle porte exclusivement sur cette partie-là. Mais Aimée mène des ateliers…
Aimée : Oui, sur la troisième partie. C’est le monologue d’une truie, très différent dans sa langue. Je m’en sers pour faire de la médiation avec des étudiant.es, à Rennes ou à Sciences Po, par exemple. C’est une autre porte d’entrée dans l’univers du texte.
“Monter ce texte, c’est déjà un choix politique et engagé. Le fait d’incarner ce personnage et de lui donner sa place sur un plateau, c’est une forme d’engagement.”
La pièce aborde des sujets forts comme l’exploitation animale et la crise agricole. Comment avez-vous abordé ces thématiques dans le travail de création ? Qu’est-ce qu’elles ont éveillé chez vous ?
Lina : La crise agricole est déjà mise en valeur par le texte, de façon très concrète. On n'a pas du tout illustré quoi que ce soit.
Louise : Monter ce texte, c’est déjà un choix politique et engagé. Le fait d’incarner ce personnage et de lui donner sa place sur un plateau, c’est une forme d’engagement. Et on a choisi de le faire simplement, un peu comme un témoignage. Les rencontres qu’Aimée a faites renforcent encore cette idée de témoignage et cette volonté d’être au plus proche de ces vies-là.
Aimée : Je suis allée en Haute-Savoie rencontrer des maraîcher.e.s, éleveurs, éleveuses... Et ça a vraiment changé mon écoute du texte. J’ai entendu leurs problématiques très actuelles : la question de l’eau, du foncier, des choix politiques, du rapport au tourisme... J’ai rencontré des gens touchés de voir qu’on racontait leur réalité.
Lina : La pièce a été écrite il y a presque dix ans maintenant, c’était déjà un sujet d'actualité à l’époque et ça l’est encore plus maintenant. Et puis évidemment, il y a aussi toute l’urgence écologique. La question de l’eau devient vraiment essentielle et très compliquée. Au-delà du monde agricole, chez mon père, l’été, il n’y a pas d’eau au robinet. Les alpages deviennent dangereux, les terrains changent. C’est une réalité qu’on voulait faire entendre. Et pour nourrir notre travail, on a aussi regardé des documentaires, notamment les films de Raymond Depardon comme Profils paysans, ou encore La Ferme des Bertrand.
Aimée : Ce sont des matières qui nous permettent vraiment de nous mettre au plus près de ces vies-là. Et au-delà de la crise écologique, c'est aussi des questions politiques très fortes. Pour chaque personne que j'ai pu rencontrer, une question revenait : comment la politique locale va-t-elle être un soutien ou au contraire, un véritable frein à leur travail ? Mais nous, on n’a pas envie de leur briser le cœur davantage. On a envie, au contraire, de leur insuffler du courage. Toutes les personnes que j’ai rencontrées jusqu’ici ont été très touchées qu’on s’empare de ce sujet, qu’on parle d’eux, qu’on leur donne la parole. C’est quelque chose de très important pour eux - et pour nous aussi, ça fait du bien.
Louise : Ça veut dire qu’on est à notre place.
Comment avez-vous fait pour éviter les clichés sur le monde agricole ?
Louise : C’est le texte qui nous permet ça. Il est brut, ancré dans le réel. La première partie du texte est très réaliste, elle pourrait être inspirée d’une histoire vraie. Contrairement aux deuxièmes et troisièmes parties qui vont plus loin, vers le transhumanisme ou quelque chose de futuriste, là on est dans le présent. Du coup, quand on porte ce genre de discours, ce genre de témoignage, on est prises au sérieux naturellement.
Aimée : Gwendoline Soublin est dans cette même démarche. Elle ne romantise pas ces figures-là. Elle met en avant des figures de travailleur.se.s, avec leurs failles et leurs beautés.
Lina : Et au-delà du texte, il y a aussi le fait qu’on n’est pas citadines, Louise et moi. On ne vient pas fantasmer un monde qu’on ne connaît pas. Les agriculteur.ice.s, c’est nos proches. Donc on ne va pas les représenter comme des caricatures, des pégus avec du crottin dans les cheveux.
Par exemple, une connaissance agricultrice a un petit rituel : dès qu’elle a une semaine de vacances, elle va se faire faire les ongles. Elle ne peut pas le faire quand elle travaille, mais ça ne veut pas dire qu’elle ne prend pas soin d’elle ou qu’elle est dans un cliché. C’est juste une femme, avec ses envies, ses contraintes. Comme tout le monde. Donc on voulait représenter des gens simples, parce qu’ils le sont.
“La question de la solitude est cruciale pour ce personnage. C’est ce qui rend le texte aussi lourd, aussi oppressant.”
Vous êtes toutes les trois comédiennes, mais Lina, tu es seule sur scène. Pourquoi ce choix ?
Lina : Quand j'ai proposé à Louise de rejoindre le projet, je ne lui ai même pas laissé le choix. Je lui ai dit : “Tu monteras le texte, et je le dirai.” (rires) C'était évident pour moi. Ce projet, c'était plus qu'une performance, c'était une nécessité personnelle. J'avais besoin de dire cette parole-là, de l'incarner, et je savais que je devais le faire seule. C'était aussi une forme de défi pour moi, de me confronter à mes limites, de pousser un peu plus loin mes retranchements. Mais ça reste un petit challenge personnel, vraiment. D’ailleurs, quand Aimée a rejoint le projet, je ne lui ai même pas proposé l'idée d'un travail à trois. Mais je ne suis pas fermée à ce que ça s’ouvre autrement un jour.
Louise : Même au niveau du texte, c'est cohérent que ce soit une seule personne sur scène. C’est écrit pour une seule voix. Après, bien sûr, on pourrait imaginer plus de monde, mais ce n’est pas, pour nous, ce qui sert le mieux le texte.
Aimée : La question de la solitude est cruciale pour ce personnage. C’est ce qui rend le texte aussi lourd, aussi oppressant. Elle est omniprésente, et cette pression, on ne la ressentirait pas de la même manière avec plus de monde sur le plateau.
Lina : Oui, et puis, il y a la solitude du personnage, mais aussi ma solitude en tant que comédienne. Quand on est plusieurs sur scène, on se rattrape, on se soutient. Là, c'est moi face à moi-même. Il faut se faire confiance. Il y a ce truc de “je suis toute seule, faut que je gère”. Mais c’est aussi jouissif.
Représentation à l’université Rennes 2 © Louise Fournier
En mars, vous avez joué en extérieur, à Rennes. Qu’est-ce que ça a changé ?
Lina : C'était une première pour Pig Boy et une première pour moi en tant que comédienne. Rien que ça, c'était un vrai défi. On a eu des conditions météo assez particulières, il a même plu un peu, il y avait du vent... Bref, c'était vraiment un challenge physique. En plus, ce n’était pas simplement du théâtre en extérieur, mais plutôt du théâtre de rue : on était en plein cœur de la fac, avec des étudiant.e.s qui allaient et venaient tout autour. Du coup, côté voix, il a fallu que je me pousse dans mes retranchements. Mais ça m’a permis de tester d’autres techniques, des choses qu’on n’apprend pas forcément à l’école. Le fait de réussir à se créer une bulle dans un environnement aussi agité, ça, c’était un vrai défi. Avant de commencer, j’avais aussi vraiment cette peur, que des comportements de certaines personnes perturbent le spectacle, mais ça s’est très bien passé. En plus, on a vu que le spectacle marchait aussi en extérieur.
Aimée : Mais on a compris qu’il fallait des conditions précises. Ce n’est pas du théâtre de rue, c’est du théâtre en extérieur. Il faut un cadre, un minimum de confort pour le public et pour Lina.
“À chaque représentation, on crée des liens avec d’autres projets agricoles, et on voit qu’il y a un vrai réveil, une réelle envie d’échanger.”
Quels retours avez-vous eu du public jusqu’à présent ?
Louise : Beaucoup d’émotion. Des gens touchés, émus.
Lina : Parfois des rires aussi. Un peu comme des bouées de sauvetage. On les entend, on les voit, et ça dit quelque chose aussi de ce que ça provoque.
Aimée : À Cluses, on a eu le temps d’échanger après, c'était très chouette. Nathalie, de la Confédération Paysanne, est venue nous voir. Elle est issue d'une famille de paysans. Elle était très touchée. C’est le genre de retour qui compte énormément. On se dit que si quelqu’un de ce monde-là reconnaît quelque chose dans ce qu’on fait, alors on est au bon endroit.
Et puis ce spectacle, on veut qu’il soit accessible. Il y a des gens qui viennent nous voir et qui nous disent : “J’ai pas l’habitude d’aller au théâtre, mais j’ai kiffé.” Et rien que ça, c’est hyper fort. On ne veut pas faire un spectacle pour les élèves de théâtre, ni pour les gens du milieu. On veut le montrer à tout le monde, y compris aux paysan.nes.
Lina : L’idée, c’est vraiment d’ouvrir des regards, de faire entendre cette réalité-là aussi dans les milieux citadins. J’ai très envie que ça circule, en ville comme à la campagne, parce que l’agriculture nous concerne toutes et tous. Peu importe où on vit, on mange, non ? C’est aussi pour ça qu’on a voulu ramener le spectacle en Haute-Savoie ça fait sens pour moi.
Et les retours, oui, sont très bienveillants, très positifs. Il y a souvent un petit temps après la représentation, une sorte de flottement. Les gens restent assis. Iels n’ont pas tout de suite envie de parler ou de sortir. Ça demande un temps d’assimilation.
Aimée : On est implanté en Haute-Savoie avec le collectif, donc il était logique de commencer là. Mais le texte lui-même ne parle pas spécifiquement de cette région. Jouer à Rennes était d’ailleurs super, car ça a permis d’élargir le projet. À chaque représentation, on crée des liens avec d’autres projets agricoles, et on voit qu’il y a un vrai réveil, une réelle envie d’échanger.
Et la suite ? Qu’est-ce que vous imaginez pour Pig Boy et pour le collectif ?
Lina : On attend des réponses pour des festivals, on vise la saison 2025/2026. On avance petit à petit, avec nos plannings, nos vies. On ne veut pas se brûler les ailes, mais oui, clairement, le but, c’est que ça joue.
Aimée : Les agriculteur.ice.s qu’on a rencontré.e.s nous proposent de venir jouer chez eux. Et on en a super envie. Ça demande de l’organisation, donc ce ne sera pas tout de suite, mais peut-être pour la saison prochaine. Le but, c’est que le spectacle continue de vivre, dans tous les types de lieux. Des écoles, des exploitations agricoles, en intérieur, en extérieur, in situ... Du moment qu’on est dans un espace confortable pour le public et pour Lina, on peut poser nos valises et jouer. Vraiment.
Lina : Et puis on est un collectif de femmes, et ça aussi, c’est un choix. Je joue un homme sur scène, mais autour de moi, il n’y a que des femmes. Ce n’est pas par obligation ni par dépit. On n'a jamais pensé à intégrer un homme au bureau, par exemple. On avait envie de bosser entre femmes. Ce n’est pas fermé, ce n’est pas excluant, mais pour l’instant, c’est ce qu’on veut.
Aimée : Lina m’a embarquée dans le bateau Gwendoline Soublin, et c’est un vrai coup de cœur. Maintenant, je suis en train de monter un autre de ses textes. Je fais d’ailleurs un mémoire de recherche-création sur son travail. C’est une autrice qu’on continue d’explorer, qui nous accompagne… et ce n’est pas fini !
Pig Boy, librement adapté de Pig Boy 1986-2358 de Gwendoline Soublin, publié aux Éditions Espaces 34
Porteuse de projet et comédienne : Lina Benetton / Metteuse en scène : Louise Lefranc / Metteuse en scène et régisseuse : Aimée Lipot
📍 Le Local des Autrices (Paris 11)
Du jeudi 22 au samedi 24 mai 2025 à 19h et dimanche 25 mai à 15h
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