Mia Zapata, la voix brisée du grunge
Héritage et révolte féministe
Mia Zapata © Charles Peterson
TW : cet article aborde des sujets sensibles tels que les violences sexuelles, le viol et le meurtre.
Tout récemment, je suis tombée sur la chanson Second Skin du groupe The Gits et une sorte d’obsession est née. Je me suis mise à l’écouter tout le temps, partout. Est-ce dû à son rythme énergique, tendu et urgent, qui me donne une énergie folle ? Aux paroles, qui parlent de la recherche d’une protection émotionnelle ou d'une force pour ne pas sombrer ? Je ne sais pas très bien, mais l’on pourrait dire que c'était un vrai petit coup de cœur.
Curieuse d'en savoir plus sur le groupe, j’ai ouvert Wikipédia, pour plonger dans l’univers de The Gits. Et ce que j’y ai découvert m’a glacé le sang. Ce groupe, qui aurait pu aller loin, est marqué par une tragédie, celle d’une chanteuse puissante, qui fut brutalement arrachée à la vie. Celle d’une histoire d’injustice, de violence faite aux femmes, comme il en existe beaucoup trop, une histoire où le talent, la jeunesse, l’élan de vie n’ont pas suffi à protéger.
Une histoire où une femme a été tuée par un homme, en raison de son genre et juste parce qu’elle était là. Ici, cette femme portait le nom de Mia Zapata.
Le 7 juillet 1993, elle a été retrouvée morte à l'âge de 27 ans dans une ruelle de Seattle, aux États-Unis. Dans un monde où les femmes se battent encore et toujours pour être entendues, respectées et reconnues, ce féminicide fait écho aux luttes des femmes partout dans le monde. Aujourd’hui, la rockeuse américaine demeure une figure de résistance et de colère, une voix qui ne s’éteint pas.
Les débuts de The Gits : de l’Ohio à Seattle
The Gits s'était formé environ six ans plus tôt, à l'automne 1986, à l'Antioch College, une université de l'Ohio. Aux côtés de Mia Zapata, se trouvaient Andy Kessler à la guitare, Matt Dresdner à la basse, et Steve Moriarty à la batterie. Dans Rolling Stone, ce dernier se souvenait que pour Mia, chanter était oser exprimer des émotions puissantes sans filtre. Se donnant d’abord eux-mêmes le nom de “Snivelling Little Rat Faced Gits”, soit "Petits connards pleurnichards à gueule de rat” en français, en référence à un sketch des Monty Python, iels raccourcissent rapidement leur nom pour n’en garder que le dernier mot.
The Gits © Joe Hirsch
En 1989, le quatuor débarque à Seattle, alors en pleine effervescence musicale. La ville bruisse d’une grosse énergie créative : Nirvana, Alice in Chains et Soundgarden sont en train de percer - ou ne vont pas tarder à le faire, soutenus par l’émergence d’un son nouveau, le grunge. Si The Gits ne se fond pas tout de suite dans le décor, iels se font peu à peu un nom. Puis en 1992, iels sortent leur premier album, Frenching the Bully (traduisible par "embrasser le.la harceleur.se”), qui reçoit un bel accueil et avec lequel iels feront une tournée aux États-Unis et en Europe.
Le groupe était en train d’enregistrer son deuxième album au moment de la mort de Mia. Iels s’apprêtaient à jouer leur premier concert à New York et étaient en pourparlers avec le gros label Atlantic Records. Une ascension prometteuse, pour un groupe qui aurait du être inarrêtable. Mia Zapata était, malgré elle, une pionnière : par sa seule présence, son existence même, elle imposait sa voix dans une scène musicale dominée par des hommes. Même dans les milieux "alternatifs" qui se voulaient progressistes, l’égalité des genres était loin d'être une réalité. Les femmes étaient souvent cantonnées à des rôles secondaires, hypersexualisées et/ou invisibilisées. Donc le fait que Mia soit une figure centrale d'un groupe assez reconnu, et qu’elle soit respectée, non pour son apparence ou un quelconque rôle de "muse", était en soi une sorte de rupture avec les pseudo-normes de l'époque.
Les chansons qu’elle écrivait abordaient quant à elles des thèmes forts comme la liberté, la rébellion, la violence et la souffrance. Elles incarnaient un esprit de lutte et de résistance. Insecurities, par exemple, met en lumière la façon dont nos fragilités et nos doutes peuvent nous submerger, nous forçant à avaler "la merde du monde" - "the crap, the shit, the garbage our mind has to swallow". Elle invitait les auditeur.ice.s à affronter leurs failles plutôt que de se cacher derrière tout orgueil ou violence.
Spear & Magic Helmet est une réponse directe au viol d'une amie à elle. Dans ce morceau dénonciateur des violences faites aux femmes, Mia exprimait une colère immense, un désir de justice, mais également la volonté de se défendre. Slaughter of Bruce, de son côté, dénonçait les pressions de l'industrie musicale. Les paroles expriment le désir de se libérer des contraintes et de rester fidèle à soi-même, malgré les obstacles imposés par ce système oppressant.
La nuit de l’horreur et la naissance de Home Alive
La nuit du 6 au 7 juillet 1993, Mia quitte le Comet Tavern, un bar du centre-ville de Seattle. Il est minuit. Elle passe dire bonjour à un ami qui n’habite pas loin, reste environ deux heures, puis prend seule le chemin vers son appartement. Une heure vingt plus tard, son corps est retrouvé par une passante dans une ruelle. Mia est étendue sur le dos, les bras en croix. Des marques de coups parsèment son corps, d'autres encerclent son cou. Après l’examen d’un médecin légiste, il est statué qu'elle a également été violée.
Cette nouvelle plongea le monde musical de Seattle dans le traumatisme, la stupeur et la paranoïa, aggravés par la lenteur de l’enquête. Pendant plus d’une décennie, la police n’avait aucune piste et était incapable de retrouver le coupable. Steve Moriarty racontait ainsi à Rolling Stone que : "Les gens [avaient] commencé à acheter des armes, à se balader avec des battes. Ils voulaient retrouver le meurtrier. Il y avait une rage énorme”. Le bassiste, Matt Dresdner, quant à lui, dira plus tard qu’à cette époque-là, “tout le monde y allait de sa théorie, certains parlaient de conspiration contre Mia. Beaucoup d’ami.e.s étaient devenus des suspects aux yeux des autorités, mais aussi aux yeux de la communauté”.
Certaine.s proches de la jeune femme, de la communauté grunge ou non, trouvèrent malgré tout un moyen d’en tirer quelque chose de positif.
Home Alive fut créée, une organisation fondée par Valerie Agnew - une amie proche de Mia - pour sensibiliser contre les violences faites aux femmes en proposant des cours de self-défense et de désescalade de conflits. En 1996, Eddie Vedder (de Pearl Jam) a soutenu l'initiative. Il a ainsi aidé à sortir une compilation caritative, Home Alive: The Art of Self Defense, récoltant plus de 200 000 dollars. Nirvana, Soundgarden et d’autres formations musicales de Seattle ont participé aux concerts-bénéfice organisés.
Les années passèrent et l’assasinat de Mia restait irrésolu... jusqu’en 2003. Grâce à de nouvelles avancées dans les techniques d’analyse ADN, Jesus Mezquia, est retrouvé, puis jugé coupable en 2004. Ce dernier est condamné tout d’abord à une peine de trente-sept ans de prison, baissée en appel à trente-six. Décédé en 2021 à 66 ans, le tueur n’a jamais avoué et la douleur demeure : 11 ans d’attente pour obtenir justice. Une éternité, sans doute, pour celleux qui ont connu et aimé Mia, et qui ont dû vivre avec une douleur restée trop longtemps sans réponse.
Une illustration de la violence systémique envers les femmes
Le décès de Mia Zapata va bien au-delà d'un acte individuel. Il incarne tristement la violence systémique faite aux femmes. La négligence des autorités face aux agressions sexuelles, que ce soit à Seattle ou ailleurs, ainsi que l'inaction de la police, témoignent d’une réalité où les violences envers les femmes sont souvent ignorées, voire banalisées. Ce manque de prise en charge et d’impunité pour les agresseurs sont les reflets d’un système profondément injuste.
Ça donne envie de pleurer et de tout péter. Ça donne la gerbe.
La médiatisation de tels meurtres se concentre en plus sur l’aspect sensationnel, sans jamais interroger les racines sociales et culturelles de ces violences. Le cas de Mia révèle la vulnérabilité des femmes dans des milieux souvent dominés par des dynamiques patriarcales, comme la scène musicale, où les comportements sexistes et violents demeurent trop fréquents. Cela démontre plus généralement à quel point la sécurité des femmes a été, et reste encore, une question secondaire dans de nombreux environnements.
C’est également révélateur de la peur quotidienne qui pèse sur les femmes dans les lieux publics. Alors, qu’en tant que femme, on ne devrait pas avoir peur quand on rentre chez soi. On ne devrait pas à avoir à accélérer le pas parce qu’un mec nous suit. Tout cela est un problème global, amplifié par des statistiques qui qui ne baissent pas. En effet, selon Santé Magazine, ce ne sont pas moins de 75% des femmes qui ont déjà été victimes de harcèlement sexuel dans l’espace public. Ce climat d’insécurité pousse 60% à modifier leur tenue vestimentaire.
Notons cependant que dans la majorité des cas, les agresseurs ne sont pas des inconnus : ce sont des proches, des conjoints, des ex-compagnons. Selon #NousToutes, au 20 avril 2025, on dénombrait 46 femmes tuées en France depuis janvier par des hommes de leur entourage parce qu’elles étaient des femmes. UN Women révèle qu’en 2023, environ 51 100 femmes et filles dans le monde ont été tuées par leurs partenaires intimes ou d'autres membres de la famille.
Tous ces chiffres - derrière lesquels il y a des noms, des visages - exposent une problématique enracinée dans une société qui, trop souvent, détourne le regard.
Cette chanson du groupe 7 Year Bitch est sortie en 1994. “Y aura-t-il des centaines de personnes en deuil pour toi ? Vont-elles parler du talent et de l'inspiration que tu as donnés ? Non”, s’adressent directement au meurtrier de Mia. “C'est la société qui t'a fait ça ? Est-ce que la société t'a rendu justice ? Si ça n'est pas le cas, je m'en chargerai” incarnent la rage d’une génération qui refuse d'oublier et de pardonner.
Si c’est surtout une construction posthume, née de sa présence dans la scène rock à l’époque où le mouvement riot grrrl commençait à émerger, Mia est devenue une figure du féminisme. Encore aujourd’hui, sa mémoire est entretenue à travers des événements commémoratifs, où des fans se réunissent pour honorer son nom et sa musique.
Bien qu’elle ait cessé son activité en 2010 en tant qu'organisation à but non lucratif, Home Alive a mis en ligne en libre accès son programme de formation et des ressources pour les femmes confrontées à la violence. Elle a également formé un petit collectif bénévole. De plus, le temps de son existence, des concerts et campagnes de soutien ont permis de faire entendre les voix des survivantes et de lutter contre les violences faites aux femmes.
Dans le documentaire The Gits sorti en 2008, les membres survivants du groupe mettent notamment en lumièrel'importance de ne jamais oublier Mia. En octobre 2023, l'Antioch College a inauguré l'exposition Mia Zapata: A Place Within. Cette rétrospective a présenté les œuvres visuelles de Mia, réalisées dans les années 1980. L'exposition a permis de découvrir une facette moins connue de l'artiste, soulignant sa créativité au-delà de la musique. Enfin, en 2024, Steve Moriarty a publié un livre intitulé Mia Zapata and The Gits: A Story of Art, Rock, and Revolution où il explore, entre autres, l'impact de la disparition de la chanteuse sur la scène musicale de Seattle.
Mia Zapata © Jackie Ransie
Finalement, bien qu’elle soit partie trop tôt, Mia Zapata a laissé derrière elle une empreinte durable, tant par sa musique que par la prise de conscience qu’a suscitée son assassinat. Son destin tragique rappelle également l’urgence de poursuivre, sans relâche, les luttes pour l’égalité et contre les violences sexistes et sexuelles.
Mia Zapata (1965 - 1993) ❤️
Si vous avez besoin, n'hésitez pas à demander de l'aide. Des services de soutien sont disponibles, tels que le 3919, 7j/7 et 24h/24. #Noustoutes a également regroupé les coordonnées d’associations pour accompagner les femmes et enfants victimes de violences. Vous n'êtes pas seul.e, je vous crois.