Kneecap, entre comédie ravageuse et manifeste politique

Le feu irlandais qui déborde l'écran

© Mother Tongues Films/Wildcard Distribution

C’est pas tous les jours que je sors du cinéma à la fois galvanisée, indignée, hilare et avec une furieuse envie d’écouter des slogans en irlandais, une langue dont je ne comprends pourtant pas deux mots. Et pourtant, Kneecap a fait tout ça. Et plus encore.

Film qui détonne comme une grenade dans le paysage du cinéma actuel, ce (vrai-faux) biopic est une claque, un bordel, une fête, un manifeste. Réalisé par Rich Peppiatt, il met en scène les débuts à Belfast du groupe nord-irlandais Kneecap. Cette formation, qui mêle rap, humour noir et engagement politique, est composée de Mo Chara, Móglaí Bap et DJ Próvaí. Ils jouent ici leurs propres rôles, dans une mise en scène joyeusement foutraque

J’ai beau chercher un terme pour le désigner, celui qui correspond le mieux à ce film est PÉPITE. Alors, aujourd’hui, je me suis assignée toute seule une mission très précise : vous lister des supers bonnes raisons d’aller le voir

“Chaque mot en irlandais est une balle tirée pour la liberté irlandaise”

La première chose qui caractérise Kneecap - le groupe, comme le film - c’est l’usage de l’irlandais (ou gaélique, selon les appellations), une langue marginalisée qui malheureusement disparaît. Alors que les institutions britanniques orchestrent un effacement culturel et exigent d’eux qu’ils parlent anglais, ces trois lascars la remettent au centre, fièrement, bruyamment. Leur geste est ainsi une sorte de réappropriation, un bras d’honneur aux politiques de normalisation linguistique. C’est aussi un cri de ralliement, un symbole d'identité et de résistance.

Le film montre bien que pour Kneecap, l’usage de l’irlandais n’est pas qu’une coquetterie ou un banal choix artistique : c’est un acte militant. Parce que comme ils le disent eux-mêmes : “un pays sans langue est une demi-nation”. Et quand cette langue ressuscite dans des clubs pas forcément glamours, des manifs ou dans un commissariat… c’est toute une fierté collective qui refait surface, audacieuse, vivante et sonore.

La musique, elle, est irrésistible, à la fois dansante, cinglante, pleine de dérision. Parce que oui, Kneecap a fait des sons super chouettes, perso j’adore Better Way to live

Humour  qui dézingue, colère et révolte

Je ne m’y attendais absolument pas, mais j’ai ri. Beaucoup, fort et souvent. Kneecap est traversé par un humour assez irrévérencieux qui secoue tout sur son passage. Pendant les 1h45, on peut trouver des blagues un peu potaches, des ruptures absurdes, des clips surgissant de nulle part, à la débottée, sans prévenir… Le film ose tout plein de trucs, avec un sens du décalage qui rappelle que l’humour peut être un outil précieux de résistance massive. 

Car si le contexte est grave - violences policières, communautarisme, post-colonialisme, conditions sociales précaires - jamais le propos ne s’alourdit. Dans un Belfast Ouest marqué par le chômage et les cicatrices du conflit nord-irlandais, dans un quotidien de galères et de défonces plus ou moins joyeuses, le trio avance à coups de vannes, de beats et de provoc’. Leur autodérision, leur manière de détourner les codes, de jouer avec les symboles, permet de désamorcer sans jamais minimiser. Une énergie DINGO, complètement jubilatoire s’en dégage, ponctuée d’éclats de rage.

Cette jeunesse cabossée change la colère en création, comme l’ont notamment fait Bikini Kill avant eux, dans une veine plus féministe et punk. Ces musiciennes, depuis les années 90, ont fait de leur révolte une arme scénique, que ce soit par des slogans, en chansons, en fanzines, en concerts sauvages…

On peut également ici faire un lien avec DAM, le groupe de hip-hop/rap palestinien. Ces artistes chantent également dans une autre langue marginalisée (l’arabe palestinien) et transforment leur quotidien sous l’occupation israélienne en un flow viscéral. Comme Kneecap, iels portent un puissant discours décolonial et utilisent leur art pour dénoncer violences, discriminations systémiques, misère et absence d’avenir. Leurs textes sont directs, parfois crus, sans concession. Leur musique devient alors un exutoire, mais aussi un outil d’éducation.

DAM © Getty - David Corio/Redferns

Ça déborde, ça explose, et ça marche

La mise en scène de Kneecap est à l’image du groupe, inventive et un brin chaotique. Le réalisateur jongle avec les styles, mêlant temporalités éclatées, ruptures narratives, animations rigolotes et moments foufous visuellement. Il construit un récit où le réel et l’invention se confondent joyeusement, sans jamais nous perdre ni diluer le message. 

Michael Fassbender, qui incarne ici le père d’un des membres du trio, ancien de l’IRA, apporte une touche savoureuse au film. D’ailleurs, l’acteur avait été largement salué en 2008 pour son interprétation de Bobby Sands, figure de l’organisation, dans Hunger de Steve McQueen. Coïncidence ? Ma foi, je ne pense pas. Simone Kirby, dans le rôle de son officiellement veuve, incarne avec justesse une mère silencieuse et solide. Reléguée pendant des années à l’arrière-plan, sa présence révèle une autre forme de résistance, celle, souvent invisible, des mères, des compagnes, des femmes qu’on oublie trop vite dans les récits de lutte.

Mais surtout, ceux qui captivent véritablement l’écran, ce sont les membres du groupe eux-mêmes. Comme le souligne Sheila O’Malley, pour Roger Ebert, les caster “était un choix audacieux, et il est payant”. Sans mentir, leur présence est tellement magnétique que je croyais que c’était des acteurs professionnels. Ils sont fun, sincères et percutants. Surtout, ils incarnent parfaitement cette jeunesse qui n’a aucune intention de se laisser marcher sur les pieds et est prête à tout pour faire entendre sa voix.

Hasard ou censure déguisée ?

Malgré son succès à Sundance et dans d’autres festivals, Kneecap n’est à l’affiche que dans quatre salles à Paris. Et pardon, mais je trouve ça scandaleux.

Quelles sont les raisons précises ? Est-ce que le sujet du film fait “peur” aux exploitants ? Ce récit serait-il jugé trop “niche”, pas assez grand public, pour un circuit de distribution large ? Est-ce qu’il y a eu un faible budget pour la promo ? Difficile à dire. 

Est-ce parce que Mo Chara, lors d’un concert en Angleterre, avait appelé le public à “tuer [le] député” local, en ajoutant que ”un bon conservateur est un conservateur mort” ? Si c’est une déclaration dans la lignée de leur militantisme, avouons que balancer ça à 2000 personnes n’était peut-être pas la méthode la plus subtile pour faire passer le message... 

Est-ce, sinon, en lien avec leurs prises de position, notamment leur dénonciation du génocide à Gaza ? Ou avec le procès (qui a eu lieu ce 18 juin, jour de la sortie du long-métrage en France) de Mo Chara, après avoir brandi un drapeau du Hezbollah ? 

La controverse autour de Kneecap

Certes, on peut se demander pourquoi il a agité le drapeau d’un groupe paramilitaire islamiste en plein concert. Selon lui, ce geste ne visait pas à soutenir idéologiquement Hezbollah. Il voulait choquer et attirer l’attention sur Gaza et sur la complicité du Royaume-Uni avec Israël. C’était une provocation scénique, un geste extrême, largement médiatisé qui a pris de grandes proportions.

Le trio affirme que la vidéo le mettant en cause a été détachée de son contexte, que le drapeau a été jeté sur scène par quelqu’un dans le public, puis déployé un peu instinctivement. Ils ont précisé dans un communiqué : “Nous ne soutenons pas, et n’avons jamais soutenu, le Hamas ou le Hezbollah. Nous condamnons toujours toutes les attaques sur les civils. Cela n’est jamais acceptable […] Le message de Kneecap a toujours été, et restera, un message d’amour, d’inclusion et d’espoir”.

Quoi qu’il en soit, Kneecap dénonce une mise en scène manipulée et considère cette inculpation comme une tentative d’intimidation politique. S’ils ont reçu le soutien, à la fois de nombreux musicien.ne.s, dont Pulp, Fontaines D.C., et Massive Attack, mais aussi de centaines de personnes, rassemblées devant le tribunal avec des drapeaux irlandais et palestiniens, ils ont été déprogrammés de plusieurs festivals.

J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de très The KLF chez Kneecap. Ils ont - comme ce duo des années 90 qui a brulé un million de livres sterling, saboté sa propre carrière et tiré à blanc lors des Brit Awards - ce même goût du chaos organisé. Plus particulièrement, on retrouve clairement cette manière de brouiller sans cesse les frontières entre art, activisme et happening. 

© Mother Tongues Films/Wildcard Distribution

Pourquoi il faut y aller, au final ? Parce que Kneecap mérite un bien plus large écho. C’est un film urgent, vivant, engagé. Un objet de cinéma libre, punk, qui donne envie de danser, de hurler, de créer, de tomber pour se (re)lever - et de télécharger Duolingo pour se mettre à l’irlandais. C’est un hommage à la rébellion, à la culture, à la musique. 

On en ressort avec le sourire et l’envie de changer le monde. Et aussi parce que les trois nord-irlandais de Kneecap ont le courage de dénoncer, de se placer du bon côté de l’histoire, même quand ça dérange, même quand ça créé des polémiques.


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