Come On Eileen : jeunesse, désir et hymne générationnel
Dexys Midnight Runners ©L J VAN HOUTEN/Shutterstock
Je suis sure que vous avez déjà entendu cette chanson.
Voire que vous l’avez déjà hurlée, un soir de fête, un verre à la main en tapant du pied. Ou écoutée au réveil pour vous donner de l’énergie. Des violons entraînants, un petit côté irlandais, les “Too-ra-loo-ra-loo-ra”… En somme, Come On Eileen fait partie de ces hymnes qu’on chante sans réfléchir, persuadé.e.s qu’il ne s’agit que d’un simple tube de soirée ou d’une chanson de pub. Et pourtant, derrière l’air reconnaissable et les salopettes du clip, il y a la colère d’une génération, coincée dans l’Angleterre de Thatcher, qui choisissait de s’exprimer par un cri d’amour, de désir et de révolte.
Thatcher, chômage et regards éteints
Au début des années 80, le Royaume-Uni est frappé par la crise industrielle et les politiques de Margaret Thatcher. Les fermetures d’usines se multiplient, la production manufacturière s’effondre et, selon un article de The Guardian, le chômage dépasse les trois millions de personnes, une première depuis les années 30. Les privatisations, la dérégulation et les coupes budgétaires aggravent encore les difficultés.
Dans les quartiers ouvriers, la vie devient une lutte pour juste s’en sortir. Et ça se voit : “These people round here / wear beaten-down eyes / They're resigned to what their fate is” (“Ces gens par ici / ont les yeux cernés / Ils sont résignés à leur destin”), résument parfaitement Dexys Midnight Runners en 1982, dans Come On Eileen. Pour ce groupe originaire de Birmingham, ces réalités n’ont rien d’abstrait : iels les connaissent de l’intérieur.
Plutôt que de se laisser submerger, “trop jeunes et malins” pour accepter ce destin, iels créent donc avec ce morceau une célébration de l’énergie, de la camaraderie et de la révolte juvénile. Une manière de vibrer, de danser, de dire “nous existons”, malgré un quotidien terne et contraignant.
Un souffle irlandais dans la pop
Si le morceau frappe encore en 2025, c’est évidemment pour son son, un savant mélange de post-punk, de pop, de soul et de musique traditionnelle celtique. Bien que Dexys Midnight Runners soit anglais, le groupe puise son inspiration dans les racines irlandaises du chanteur Kevin Rowland. Les années 80 au Royaume-Uni voient d’ailleurs émerger toute une génération de musiciens d’origine irlandaise, tel que The Pogues, qui réinventent cette identité musicale.
Dans Come On Eileen, cette influence s’entend dès l’ouverture. Des violons lancent une jig rapide et sautillante. Les chœurs “Too-ra-loo-ra-loo-ra-rye-aye”, suite de syllabes sans sens précis, viennent du lilting gaélique et font référence à Too-Ra-Loo-Ra-Loo-Ral (1913), popularisée par Bing Crosby. Ils apportent une touche de nostalgie tout en renforçant le côté festif et collectif du morceau, rappelant chants de pub et de stades. Faciles à reprendre, ils poussent le public à taper des mains, chanter à l’unisson et ne former plus qu’un.
La structure du morceau le rend irrésistible. Progressive, elle monte en intensité, de quoi faire bouger même les plus réticent.e.s. Preuve de cette énergie contagieuse : dans Le Monde de Charlie, dès les premières notes de l’anthem, les personnages, dont Emma Watson, se précipitent sur la piste de danse et chantent à pleins poumons. Durant l’Euro 2004, l’air a même été détourné par des supporter.ice.s pour encourager l’équipe d’Angleterre, devenant Come On England - ce qui n’a pas suffi à changer le cours des matchs, les anglais se faisant éliminer en quarts de finale par le Portugal, mais je dérive.
Pour boucler cette boucle irlandaise, certaines versions se concluent a cappella, reprenant les premiers vers de Believe Me, If All Those Endearing Young Charms, ballade du XIXᵉ siècle écrite par Thomas Moore, poète né à Dublin.
Une déclaration maladroite : amour, désir et robe rouge
Dans les paroles, le narrateur s’adresse directement à une certaine Eileen, fasciné par sa “robe rouge”. Il a des pensées qu’on pourrait qualifier de coquinou : “My thoughts, they verge on dirty” (“Mes pensées frôlent l'obscénité”), et il se moque du futur. Tout ce qu’il veut, c’est être avec elle : “You mean everything” ("Tu es tout pour moi"). L’expression est maladroite, à l’image de ces débuts de l’amour et de la sexualité, encore brouillons et urgents.
C’est tout l’inverse de Johnny Ray, cité au début du morceau : ce crooner des années 50, idole des mères et des adolescentes, incarnait une émotion contenue, codifiée, un peu mélodramatique - à tel point qu’il était surnommé “the prince of wails” (“le prince des gémissements” en VF). Bref, l’amour selon lui se vivait dans la nostalgie et les larmes. Celui de Kevin Rowland éclate dans la fougue, spontanée et brute. Sont ainsi opposées deux générations et deux façons d’aimer : la mélancolie des parents et l’urgence effrontée des enfants.
Notons ici, qu’évidemment, il y a un déséquilibre de perspective : Eileen est observée, commentée, sexualisée et n’a pas de voix propre. Elle reste silencieuse, ce qui reflète les codes genrés de l’époque, où l’homme est sujet et la femme objet. Quand des artistes féminines chantaient leur désir (comme Madonna), cela avait tendance à être perçu comme une provocation, alors que l’expression masculine passait pour plus naturelle. De plus, le refrain répété “Come on, Eileen” peut s’entendre comme une tentative un peu relou de convaincre, de pousser à aller plus loin.
Par rapport à d’autres chansons franchement misogynes ou agressives, Come On Eileen reste donc ambivalente, entre tendresse adolescente, désir maladroit et, disons les choses, sexisme ordinaire.
Salopettes, danse bancale et fête de quartier
Le clip, que j’ai découvert en écrivant cet article, matche parfaitement avec la chanson. Il illustre tout plein de camaraderie et d’insouciance.
Il commence par des images d’archives en noir et blanc : Johnnie Ray arrivant à l’aéroport Heathrow en 1954, entouré de fans, surtout des jeunes filles. Ce coté rétro laisse vite place aux membres de Dexys Midnight Runners, en couleur, pleins de vie, dansant en salopettes un peu sales et usées.
Ces tenues, fonctionnelles, solides et pratiques, sont un clin d’œil à la classe ouvrière britannique et au monde rural. En les portant, le groupe revendique ses racines working class. De plus, elles uniformisent nos joyeux lurons, créant un petit sentiment d’appartenance et renforçant l’esprit collectif de la chanson. Eileen, qui dans les paroles porte une robe, arbore ici une salopette, s’accordant ainsi aux autres.
Ce choix vestimentaire est d’autant plus intéressant que les enfants les portent aussi, sans doute parce qu’elles résistent bien aux mouvements. Porter un vêtement associé à l’enfance dans ce clip s’accorde parfaitement avec le thème de la jeunesse toute fofolle.
Vêtus ainsi, Kevin Rowland et sa bande dansent devant un tabac, un décor que l’on pourrait qualifier de banal, de quotidien. Leur chorégraphie est sautillante et légèrement comique : les gestes sont exagérés, maladroits, un peu gauche. Puis, quand vient la fin de la journée, iels dansent encore, comme s’il était hors de question que la nuit arrête la fête.
Entre flirt et harcèlement
Ceci étant dit, certaines scènes du clip se lisent aujourd’hui différemment. Le chanteur court derrière Eileen dans la rue, essaie de la prendre dans ses bras et insiste malgré ses mouvements pour s’échapper. Le contraste entre la jovialité qui se dégage et l’absence de réel consentement d’Eileen crée un malaise, à la lumière de notre regard contemporain.
La fin du clip, où iels partent ensemble, main dans la main, offre une conclusion “heureuse”, mais n’efface pas la dynamique de pouvoir dérangeante qui précède. Aucune action d’Eileen ne montre qu’elle était d’accord avec le forcing qui a précédé.
C’est typique de pas mal de clips des années 80. Un exemple parmi d’autres : Michael Jackson, dans The Way You Make Me Feel, suit une jeune femme dans la rue, la bloque, l’entoure avec ses amis, la “bombarde” de danses et de regards. Lui est hyper expressif, expansif, sûr de lui. Elle, en revanche, reste silencieuse, fuyante et ne manifeste aucun intérêt. Pourtant, on nous sort quand même du chapeau une sorte de happy end, où elle finit par se laisser entraîner.
Dans les deux cas, le consentement n’est donc absolument jamais montré ou verbalisé. L’insistance masculine est normalisée.
Ce type de mise en scène passait sans doute comme une forme de romantisme joueur, de truc passionné. Avec un regard plus critique, on y voit plutôt une insistance non désirée, une pression sur le corps de l’autre et un manque de respect de l’espace personnel. Plus que cela, c’est un effacement de la voix féminine et une banalisation de comportements qui, dans la vie réelle, sont problématiques et s’appellent du harcèlement de rue.
Héritage et postérité
Pochette de l'album de Nouvelle Vague © Azuli Records
Numéro 1 au Royaume-Uni et aux États-Unis, détrônant Eye of the Tiger, Come On Eileen a remporté le Brit Award de la chanson britannique en 1983. Depuis, elle n’a jamais vraiment cessé de circuler, samplée ou reprise par des artistes de tous horizons, du punk au reggae, en passant par l’électro - Nouvelle Vague par exemple - et reste ainsi en lien avec toutes les oreilles de tous les âges.
Fédératrice, atypique, un peu arrogante, elle a cassé les codes de la pop britannique. Dexys Midnight Runners n’a d’ailleurs jamais retrouvé un tel sommet. On entend leur tube dans moults films et séries, que ce soit pour évoquer les années 80, comme dans This Is England, et/ou un moment d’euphorie dans High Fidelity.
Quarante ans plus tard, cette chanson reste, à mon humble avis, un petit miracle pop, pleine de bouillonnement de la jeunesse. C’est un morceau qui parle autant au cœur qu’aux jambes et qui nous rappelle qu’il suffit parfois d’un violon pour électriser toute une génération.