De Vérona Beach au Bronx : Baz Luhrmann et la jeunesse

The Get Down © Netflix

The Get Down © Netflix

J’adore Roméo + Juliette de Baz Luhrmann. Son esthétique kitsch assumée, les gros plans, les couleurs qui débordent, la scène toute mims de l’aquarium portée par Des’ree et sa chanson Kissing You... Toute la bande-son est géniale, de toute façon. Ajoutez-y une pincette de nostalgie, des émissions télé, des décapotables, des coups de pistolet et un jeune Leonardo DiCaprio de toute beauté, et vous obtenez un film qui trône fièrement dans mon panthéon personnel, à côté de Gladiator. En définitive, ce film n’est pas indispensable pour traverser l’existence, mais il agit indéniablement comme une pluie de confettis sur un pavé gris.

Alors quand je suis tombée sur The Get Down (sortie en 2016 sur Netflix), co-créée par le même réalisateur, j’étais ravie. Dans une moindre mesure, on retrouve, dans cette série sur la naissance du hip-hop et du disco, un petit écho de son univers : un mix de lyrisme, d’excès et de passion adolescente. Et dans les deux cas, ces jeunes se heurtent à des murs qu’ils n’ont pas construits. Aspirant à autre chose que la fatalité, iels osent braver l’ordre établi.

Roméo + Juliette © 20th Century Fox

Roméo + Juliette © 20th Century Fox

Roméo + Juliette : Shakespeare remixé

Je ne sais pas trop à quel degré assumer cette info, mais, petite, en pur produit des années 90, j’étais fan de Roméo et Juliette. William Shakespeare n’aurait sans doute jamais imaginé que sa pièce inspirerait un jour Les Rois du Monde, cet hymne hurlé en karaoké par des millenials mélancoliques. Ni qu’elle deviendrait l’une des histoires occidentales les plus connues, d’ailleurs, mais ça c’est encore autre chose.

Plus de 400 ans après sa création, il est fou de se dire que la rivalité des Montaigu et des Capulet continue de fasciner : Dire Straits, les chorégraphes, les metteur.se.s en scène… et Baz Luhrmann en 1996. Seulement, ce dernier n’a pas cherché à faire une adaptation proprette toute sage. Que nenni, il balance les personnages dans un univers pop, plein de couleurs, de musique et de drama. Gardant le texte original, il le transpose dans un monde moderne, quoiqu’un chouïa post-apocalyptique. Fini l’Italie, bienvenue à Vérona Beach, bordée par la mer. Là, dans ce lieu où il ne semble pas faire bon vivre, violence, passion et chaos social règnent.

Si nos yeux en prennent plein les mirettes et que nos oreilles se régalent, c’est pour mieux révéler la réalité sociale et politique qui se cache derrière. Dans Roméo + Juliette, tout est écrit d’avance. La jeunesse est enfermée dans des schémas de haine et les ados paient pour les vieilles rancunes. Alors, comment vivre ? Comment respirer et rêver à un avenir ? Comment aimer, quand le monde autour refuse d’évoluer ?

Mercutio, mon personnage préfèré, et surtout le meilleur ami de Roméo, essaye de trouver une réponse à cette question. Avec un charisme, une allure et une liberté folle, il est super cool. Il se moque des conventions et manie les mots avec une répartie au poil. Passant en un instant de la légèreté à la gravité ou la colère, il prouve que même au milieu de toute cette tension, l’audace et l’amitié peuvent créer un souffle de vie. Sa mort, brutale et soudaine, marque un tournant : elle provoque la rage de Roméo et la succession des événements bouleversants qui suivront.

Juliette, à sa manière, cherche aussi une issue. Loin d’être naïve, elle est lucide, déterminée et mature. Proposant d’elle-même le mariage à Roméo, elle connaît ses désirs et ses limites. Elle sait que le monde autour d’elle est hostile et refuserait son amour. Choisissant son destin plutôt que de subir la vie imposée par ses parents, elle agit jusqu’au bout selon ce qu’elle croit juste pour elle-même.

Chez Shakespeare, Juliette est censée avoir 13 ans et Roméo autour de 21 ans. À l’époque élisabéthaine, le mariage était légal dès 12 ans pour les filles, avec l’accord parental. Cette différence d’âge relèverait aujourd’hui clairement de la pédocriminalité. Baz Luhrmann, en actualisant la pièce et en confiant les rôles à Claire Danes (17 ans lors du tournage) et Leonardo DiCaprio (21 ans), atténue un peu cette dimension problématique, mais sans l’effacer.

The Get Down : Bronx, 1970s, naissance du hip-hop

Presque vingt ans après Roméo + Juliette, avec le dramaturge Stephen Adly Guirgis, Baz Luhrmann a troqué Vérona Beach pour le South Bronx des années 70. Dans The Get Down, pas de familles ennemies mais des gangs, du racisme, des pannes d’électricité, de la drogue, des incendies, des boutiques pillées, un chômage élevé. Le quartier est laissé à l’abandon par les pouvoirs publics et les communautés afro-américaines et latino-américaines y sont marginalisées. Pourtant, dans ce monde qui ne semble pas offrir beaucoup d’avenir, émerge des tentatives de s’exprimer.

Sur fond d’archives et de faits réels, sont placés les protagonistes fictifs. Iels sont ainsi témoins de mouvement sociaux tels que les luttes pour les droits civiques, les initiatives communautaires et l’activisme des Black Panthers.

Zeke écrit et rêve de devenir MC (“Master of Ceremonies”, soit le rappeur ou celle.lui qui pose des paroles sur un beat). Il se retrouve d’abord dans des joutes verbales rappelant 8 Mile - sauf qu’ici, on est aux racines, là où tout commence, avant que les battles ne deviennent une sorte d’ADN du rap. Ayant perdu ses parents, sans repères solides, il fonde avec ses amis le groupe Get Down Brothers. Ce groupe lui offre solidarité, identité et espace pour prendre la parole.

The Get Down © Netflix

The Get Down © Netflix

Dans cette formation musicale, on trouve aussi Shaolin Fantastic, un DJ ancien graffeur et protégé du pionnier du hip-hop Grandmaster Flash. Pris dans des affaires pas très légales, il manipule les platines, invente des transitions et sent la foule. Sans lui, Zeke et les autres n’auraient sans doute jamais franchi le pas vers le mouvement naissant. Sa fascination pour Bruce Lee révèle combien cette contre-culture musicale s’est nourrie de beaucoup de choses différentes. Les films d’arts martiaux ont en effet façonné un imaginaire de vitesse et d’agilité.

Mylene, quant à elle, incarne le côté mainstream en devenir. Possédant une voix taillée pour le disco et la soul, elle veut s’échapper du Bronx, et obtenir une reconnaissance nationale. Pour réaliser son rêve, un trio est formé avec ses amies Yolanda et Regina. Leur premier single, Set Me Free, devient un succès après avoir été joué dans un club gay du Bronx, propulsant le groupe vers la célébrité. Cependant, elle fait face à des obstacles majeurs. Le plus gros de tous : son père, pasteur, qui désapprouve sa passion.

Nos trois héro.ïne.s forment un “triangle” narratif très solide. Chacun.e est indispensable. Leurs forces et leurs limites se complètent, reflétant une participation à quelque chose de bien plus grand qu’eux-mêmes. D’autres figures participent bien sûr à cela, comme Dizzee. Graffeur, il étend la série au-delà de la musique pour explorer tout un mouvement artistique.

Des échos entre les œuvres

Et puis, tiens, en regardant bien, il y a encore plein de points communs entre les deux œuvres.

Dans Roméo + Juliette, une présentatrice de JT encadre le récit, transformant le drame shakespearien en événement médiatique. Même procédé dans The Get Down : Zeke adulte, devant un stade rempli, raconte ses souvenirs en rap en 1996. Et puis, New York, le côté théâtral, les gangs et les amours contrariés rappellent directement West Side Story, lui-même inspiré de Roméo & Juliette. Escaliers de secours, balcons, battles de danse : tous ces codes sont repris et adaptés. Une sacrée boucle que nous tenons là, n’est-ce pas ?

West Side Story © MGM

West Side Story © MGM

Au final, Baz Luhrmann ne filme pas seulement des histoires. Il crée des mondes où amour, amitié et musique transcendent l’adversité. Ses protagonistes inventent des fissures, où l’art devient un cri de liberté et un bon outil de survie.

Cette force de la jeunesse ne se limite pas à la fiction. Aujourd’hui, de la rue aux réseaux, une partie de la génération Z s’impose comme un acteur clé des luttes contemporaines. Que ce soit pour le climat, pour la justice sociale, pour l’égalité des genres ou pour la Palestine, par exemple, certain.e.s inventent de nouvelles formes de résistance. À l'instar de Juliette, Mercutio ou Zeke, iels transforment leur colère et leur courage en actions concrètes, refusant une quelconque fatalité.

Comme le dit si bien Zeke : “Les jeunes ne sont pas le problème, [iels sont] la solution”.

Impossible de ne pas mentionner la BO de The Get Down : du funk, de la soul, des reprises et des tubes cultes des années 70 ! Je l’écoutais en écrivant cet article et j’ai fait un petit best of avec mes morceaux préférés. Cliquez ici pour l’écouter - j’ai triché, j’ai aussi glissé quelques sons présents dans Roméo + Juliette : 

Suivant
Suivant

Le vrai poids